LA RELIGION D’ABRAHAM
L'islam a attribué un rôle prépondérant à Abraham et à Ismaël, choisis pour rebâtir et purifier la Maison sacrée, la Kaâba, mais aussi pou relancer le culte d'Allah dans le temple de La Mecque
Modèle même du prophète, selon Muhammad, Abraham est désigné dans le Coran comme « vrai croyant », « soumis à Dieu » et fondateur à La Mecque d'un temple purifié des idoles, la Kaâba. De tous les personnages bibliques, Abraham - Ibrahim en arabe - est le plus important pour les musulmans. L'islam se nomme fièrement millat Ibrahim, la « religion d'Abraham ». En combattant les polythéistes arabes de La Mecque, Muhammad dit s'inspirer d'Abraham, qui a rompu avec les pratiques idolâtres de son père Terah - nommé Azar dans le Coran - et de son peuple. Il a adapté une légende juive selon laquelle Nemrod, roi des Chaldéens, a jeté Abraham dans une fournaise ardente puisqu'il refusait de servir les idoles du pays. Grâce à sa foi en Dieu, le vrai, l'unique, Abraham est néanmoins sorti vivant de cette épreuve.
Le nom d'Abraham apparaît soixante-neuf fois dans le Coran. Il est présent dans vingt-cinq sourates, depuis les premières, annoncées à La Mecque entre 610 et 616, jusqu'aux amples révélations de Médine, à partir de 622.
Si les trois religions abrahamiques mettent en avant la foi du patriarche, l'islam se distingue des monothéismes juif et chrétien sur la vocation première d'Abraham. Pour les juifs, l'essentiel de cette vocation, contenue en Genèse 12, est la promesse d'une terre et d'une descendance. Les chrétiens soulignent la bénédiction universelle « En toi seront bénies toutes les familles de la terre ». Dans l'islam, la priorité est donnée à la révélation du Dieu Un et à la rupture avec les idolâtres. Reconnu comme le fondateur du monothéisme, Abraham est qualifié de
« hanif », celui qui se détourne de la fausse religion. Dans le Coran, le mot « hanif », opposé à « idolâtres », est employé spécialement pour qualifier Abraham. Le Coran affirme également qu'Abraham n'était ni juif ni chrétien - car la Torah et l'Evangile sont venus bien après lui -, mais hanif et muslim, « soumis à Dieu ». Le passage de référence est le verset 67 de la troisième sourate.
L'épithète favorite d'Abraham-Ibrahim parmi les musulmans est celle d'« ami » (de Dieu) : khalil. Ce terme apparaît dans le Coran une seule fois, dans la sourate 4, composée à Médine : « Qui donc est meilleur en religion que celui qui se soumet à Dieu, celui qui fait le bien et qui suit la religion [milla] d’Abraham, un vrai croyant ? Dieu a pris Abraham pour ami (khalil]. »
En tant qu'ami de Dieu, Abraham est la figure préférée des mystiques musulmans qui professent la pureté du cœur et qui cherchent l'intimité avec Dieu. Ainsi, dans
« La Sagesse des prophètes », Ibn Arabi, le grand maître soufi du XIII siècle, lui consacre le chapitre « De la Sagesse de l'Amour éperdu dans le Verbe d'Abraham » Plus près de nous, la localité d'Hébron, cité d'Abraham, est appelée en arabe Al-Khalil et le tombeau d'Abraham Haram al-Khalil (le « sanctuaire de l'Ami »). A Hébron, on perpétue, en dépit des barrages et des tensions vives, une tradition d'hospitalité en souvenir d'Ibrahim. Les musulmans d'Al-Khalil offrent chaque jour la « soupe d'Abraham », excellent plat à base de blé concassé, à tous, sans distinction.
L'épisode le plus dramatique de l'histoire d'Abraham, le sacrifice (ou la ligature) d'Isaac, raconté en Genèse 22, figure, bien entendu, dans le Coran. Pourtant, tout en reprenant des éléments narratifs de la Bible et du midrash, la version coranique donnée dans la sourate 37 s'en distingue nettement. On pourrait formuler les deux principales différences à partir de deux questions : Comment est transmise à Abraham la demande de sacrifier son fils ? Qui est le fils destiné au sacrifice ?
En Genèse 22, les réponses sont données dans les deux premiers versets:
« Elohim éprouva Abraham et lui dit: "Abraham ! II dit : "Me voici !" Il dit : "Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t-en au pays de Moriah et là, offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je te dirai." » Isaac ne connaîtra le but du voyage à Moriah qu'au moment où son père le ligote sur l'autel. Dans le Coran, l'ordre du sacrifice est transmis à Abraham par un rêve. Il le raconte à son fils qui le commente: « "O mon fils ! Je me suis vu moi-même en songe, et je
t’immolais ; qu'en penses-tu ? II dit: "O mon père ! Fais ce qui t'est ordonné. Tu me trouveras patient si Dieu le veut !" »
Le texte ne précise pas l'identité du fils destiné au sacrifice. Isaac ou Ismaël ? Si le Coran ne tranche pas, la tradition islamique et l'opinion populaire penchent pour Ismaël. Pourtant, les débats contradictoires entre théologiens sur l'identité du sacrifié - autrement dit, du fils élu - se sont poursuivis pendant des siècles. La raison principale de ce flou réside dans l'attitude du Prophète pendant sa prédication à La Mecque, jusqu'à l'hégire et son installation à Médine en 622, Muhammad semble ignorer le lien parenté entre Abraham et Ismaël. A Médine, il est en contact avec la communauté juive, et ses idées sur les personnages de la Bible et leurs filiations se précisent. Ibrahim, père d'Ismaël et d'Isaac, est donc l'ancêtre des Arabes et des Juifs.
Les figures des ancêtres se modifient en fonction de l'évolution de Muhammad, et surtout en fonction des besoins théologiques et politiques de l'islam. Les rôles déterminants donnés à Abraham et à Ismaël dans la période médinoise en sont la meilleure illustration. Muhammad utilise les légendes des juifs contre leurs arguments. Il se sert des ancêtres bibliques pour réhabiliter les sanctuaires de La Mecque.
L‘idée maîtresse selon laquelle Abraham et Ismaël ont été choisis pour rebâtir et purifier la Maison sacrée - la Kaâba - et pour relancer le culte d'Allah dans le temple de La Mecque est exposée dans la deuxième sourate : « Prenez donc la station (maqam) d Abraham comme lieu de prière. Nous avons confié une mission à Abraham et Ismaël. "Purifiez ma Maison pour ceux qui accomplissent les circuits; pour ceux qui s'y retirent pieusement, ceux qui s'inclinent et se prosternent." » Dans son commentaire du Coran, Al-Tabari raconte la légende de la Maison sacrée: « Abraham se mit à bâtir, et Ismaël lui donnait les pierres; Ismaël faisait les fonctions de manœuvre, et Abraham, celles de maçon. /Or, lorsque le mur fut devenu haut, Abraham plaça une pierre sous ses pieds, afin d'en atteindre la partie supérieure. Abraham appuya avec force sur cette pierre, et la forme de son pied y resta empreinte. La pierre dont nous parlons est celle que l'on nomme aujourd'hui "Makam Ibrahim". » Identifié avec la pierre noire de la Kaba, Makam Ibrahim est le saint des saints de La Mecque.
Chacun des gestes symboliques que font les musulmans pendant le pèlerinage à La Mecque - le hadj - correspond, selon la tradition, à un acte accompli ou bien par Ismaël et sa mère Agar abandonnés dans un désert aride, près de La Mecque, ou bien par Abraham et Ismaël lors du sacrifice ordonné par Allah. Le point culminant du pèlerinage est le sacrifice du mouton en souvenir du sacrifice d'Abraham. Il est célébré par les musulmans du monde entier lors de « la grande fête», al-id al-kabir, appelée également Id al-Adha, « la fête du sacrifice ». Enfin, la prière d'Abraham et d'Ismaël à La Mecque: « Notre Seigneur! Envoie-leur un prophète pris parmi eux: il leur récitera tes versets ; il leur enseignera le Livre, et la sagesse; il les purifiera » annonce la mission de Muhammad et le justifie comme Prophète de l'islam dans la descendance d'Abraham.
Le combat de Muhammad pour Allah ainsi que la religion islamique qu'il a fondée s'inspirent de l'exemple d'Abraham, dont il revendique pleinement l'héritage.
(Les citations du Coran proviennent de la traduction de Denise Masson, Gallimard, 1967.)
Abraham Ségal (cinéaste et écrivain)